Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
Arabisation et langues maternelles dans le contexte national au Maghreb
Gdg[1].1991c.doc
Références : International Journal of the Sociology of Language, 87, 1991, 45-54


Abstract
Language is not only a means of communication, but also a .support for legitimacy. In the multilingual context of the Maghreb, several legitimacies have been connected with different languages. The legilimacy of change and accces to modernity has been associated with the French language. Tlte policy of Arabization is an attempt to transfer this legitimacy to Arabic, the national language. In fact, modernity is essentially assumed by the dialects which are the genuine mother tongues in the Maghreb.
Le problème que veut poser ce texte est celui de la modernité au Maghreb et du rôle que joue la langue dans sa résolution. L'hypothèse qu'il propose est que. dans le contexte actuel. après une tentative des Etats d'y jouer un rôle déterminant par le biais de l'arabisation, l'entrée dans la modernité et sa légitimation s'y réalisent principalement dans le cadre des langues maternelles, et que celles-ci sont le lieu où se réalisent les transformations culturelles les plus radicales.
Pour aborder cette question et la traiter, trois étapes seront nécessaires. La première consistera à établir les relations entre modernité, loi et langue d'une façon générale et dans le contexte du Maghreb. La seconde sera un bref rappel des tentatives effectuées dans le cadre des politiques d'arabisation, leur- signification et leur aboutissement. La troisième sera une réflexion plus spécifique sur les langues maternelles et leur position par rapport à l'assomption de la modernité dans le contexte maghrébin.
L'approche adoptée ici correspond à une anthropologie de la langue. Au delà de la considération de la langue comme moyen de communication ou comme marqueur social, elle tente d'y prendre en compte ce que les linguistes ont désigné comme 'expression' plus précisément ce point où la langue. par le cadre qu'elle impose, agit comme transmetteur de la loi en son sens radical : celle qui signifie aux individus leurs limites et par là leur circonscrit un espace d'existence, dont la notion d'identité rend compte d'une façon approximative. Cette fonction de la langue comme loi - dite symbolique - n'est pas donnée une fois pour toutes, nais agit en permanence en un procès dynamique. C'est de cette loi qu'il est question ici: différente du politique, elle le concerne comme son soubasse­ment. L'analyse ici présentée ne porte pas sur la pratique du pouvoir politique, mais sur les points où la langue, sous son aspect de loi, articule les structures culturelles profondes de la société.
Langue, loi et modernité
La modernité peut faire problème dans la mesure où elle signifie l'intro­duction dans un contexte traditionnellement islamique de valeurs issues d'une autre culture, à référence chrétienne. La modernité en question ici n'est donc pas celle de la technique, dont l'adoption ne fait généralement pas problème, mais celle qui concerne la transformation des valeurs et des normes. Le problème n'est pas récent au Maghreb, mais il n'y est toujours pas résolu ni dépassé.
La modernité, en tant qu'elle concerne un changement de valeurs, pose le problème de la légitimité du changement. A-t-on le droit de changer de valeurs, et qui peut en décider?
La langue comme loi est impliquée dans ce problème crucial qu'est pour le Maghreb celui du jugement normatif à porter sur le changement, situation d'écartèlement entre des valeurs senties comme traditionnelles (et généralement qualifiées d'islamiques) et des valeurs nouvelles qu'une forte pression internationale (économique, idéologique. médiatique) tend à imposer.
La modernité au Maghreb
La présence au Maghreb de valeurs étrangères à la tradition islamique, présence susceptible d'induire des changements, n'est pas récente. Elle date du début de la colonisation, plus ancienne pour l'Algérie (1830), plus récente pour la Tunisie (1881) et le Maroc (1912). Le point à souligner ici, c'est que cette modernité a été imposée sous différentes formes, en particulier sous celle de l'introduction de la langue française dans le contexte linguistique. Devant cette 'offre de modernité', la communauté a pu adopter des attitudes diverses, laissant une marge de choix assez large. Le seul jugement radical sur lequel elle s'est montrée unanime a été la condamnation du passage total à l'autre culture, symbolisé par la conversion au christianisme et par l'adoption de la nationalité française, ce double passage étant désigné péjorativement dans la langue populaire, tant arabe que berbère, par le terme de mturni `quelqu'un qui s'est "retourné"'.
La conséquence importante de cette imposition de la modernité au Maghreb, dans le cadre de la colonisation, est que cette modernité n'a pas eu à être assumée, n'a pas fait l'objet d'un choix. Bien plus cette situation d'imposition a pu permettre de bénéficier de ses avantages - sous la forme par exemple d'une certaine libéralisation des mœurs - sans avoir à en assumer le choix ni la responsabilité.
Cette attitude s'est en effet coulée dans le moule du caractère provisoire de la situation, caractère provisoire permettant de ne rien décider. De même que, pour les émigrés à l'étranger, le mythe du retour a permis de s'installer sans complexe ni culpabilité hors du pays natal, en faisant comme si on était destiné à y revenir, de même la considération du caractère transitoire de la colonisation a permis de se frotter à une autre culture sans la crainte de s'y perdre grâce à l'illusion du provisoire.
La situation d'indépendance aurait pu marquer, avec la fin du provi­soire, l'heure du choix, de la responsabilité par rapport à ce qui devait être conservé de la culture propre et ce qui pouvait être retenu de l'autre culture. A ce moment en effet cessait juridiquement la situation d'imposi­tion, et la société, par ses nouvelles autorités légitimes, recouvrait en principe l'entière liberté du choix.
Mais le seul fait pour les Etats du Maghreb d'être indépendants ne les laissait pas seuls libres de décider de la loi, de modifier les normes, d'autoriser le changement, alors même que, par leur structure et leur logique, ils avaient pour mission propre de développer leurs sociétés et de les faire entrer toujours plus dans la modernité. Cette légitimité devait aussi être accordée à l'origine et en assurer la transmission. C'est ici qu'intervient la fonction de la langue dans son essence la plus profonde.
Langue et loi
La loi, en son sens de norme fondamentale des valeurs d'un individu et d'une culture, est profondément impliquée dans la langue. Ceci peut être explicité sous différents aspects.
A un niveau élémentaire, on peut dire que le langage est la première convention sociale, celle où des individus acceptent une loi commune, celle du langage, pour pouvoir communiquer. C'est dans le langage que s'effectue l'expérience de la loi, celle d'une privation acceptée pour obtenir en échange une participation à la vie. Renonciation au babil individuel de l'enfant pour entrer dans le langage familial. Renonciation au débordement foisonnant de la conception imaginaire pour en faire passer quelque chose par le moule réducteur des mots. Renonciation à la démesure de la liberté, pour entrer dans la société humaine. Renonciation à une toute ­puissance imaginaire pour pouvoir - dans la soumission à la loi commune, être reconnu dans une identité, une personnalité. définie par l'apparten­ance au groupe. à la communauté.
Au delà de cette perspective, mais dans la même ligne de signification, il faut mentionner l'apport de Freud à notre conception du langage. Plutôt qu'à telle ou telle de ses oeuvres, c'est à la signification globale de son entreprise qu'il est fait appel ici. Le langage est le lieu où se joue le destin profond de l'homme, le lieu où est tissé le lien ombilical avec le passé. par le biais de l'entourage familial. Mais c'est aussi le lieu où s'opère, pour tout individu, la négociation permanente entre le foisonnement du phantasme et de l'imaginaire où s'origine le désir, et la contrainte du réel exprimée dans les divers impératifs de la loi: négociation qui est celle de l'émergence de la loi, dont Freud a reconnu le mécanisme dans le processus du refoulement.
La loi ainsi entendue est la pierre angulaire de tout édifice social. Le langage y intervient comme un élément fondamental.
Langue et légitimité au Maghreb
Le rapport langue- loi au Maghreb s'inscrit dans une organisation lin­guistique complexe.
Ce qui est dît plus haut de ce rapport concerne fondamentalement la langue maternelle. Au Maghreb, celle-ci - si l'on entend par là la langue de l'usage quotidien - est représentée depuis des siècles par des 'dialectes' arabes ou berbères, marqués d'une grande diversité, et essentiellement oraux. Ces langues maternelles coexistent, depuis la conquête arabe du pays, avec une langue arabe classique, à référence religieuse prédomi­nante, langue écrite, ou utilisée oralement pour des usages rituels, empha­tiques ou poétiques.
Cette dualité linguistique classique-dialecte existe dans tous les pays arabes et n'a jamais fait l'objet d'une interrogation approfondie sur sa signification. Peut-être s'y trouve-t-il un écho de l'ancienne tension initiale et fondatrice, qui a opposé les bédouins anarchiques et les citadins por­teurs de l'ordre islamique. Plus probablement il y aurait à y reconnaître une organisation particulière où une double inscription de la loi s'opère dans la langue maternelle proche, elle-même référée à une loi plus distante et plus universelle : un système de référence symbolique exprimé par la dualité classique-dialecte, dont la signification propre reste à élucider.
La situation coloniale a ajouté à cet ensemble le français, une langue porteuse dune autre loi culturelle. symbole de modernité et de change­ment.
La mise en cause de l'ordre colonial et l'accession a l'indépendance ont mis à jour la pluralité des références culturelles à travers la multiplicité des langues. Si les langues maternelles incarnaient bien la légitimité radi­cale du terroir et de l'enracinement traditionnel, elles se voyaient 'bordées' d'une double référence linguistique et culturelle: la langue arabe classique. dite aussi coranique. incarnait la loi islamique, tandis que la langue française, même peu pratiquée. représentait, à travers la loi des colonisa­teurs, l'attrait d'une modernité étrangère à la culture. C'est dans ce contexte que s'est posée. pour les Etats maghrébins, la question de leur propre orientation culturelle - question à laquelle devait répondre la politique d'arabisation.
L'arabisation
Du point de vue linguistique, l'arabisation consistait à remplacer une langue étrangère, le français, qui avait tenu lieu de langue officielle, par une langue considérée comme langue nationale, l'arabe classique. Pour satisfaire aux usages et aux nécessités de la langue qu'elle remplaçait, cette langue arabe devait être modernisée, en quelque sorte, remodelée sur l'image de la langue qu'elle remplaçait: ce qui devait entraîner pour elle des mutations profondes, sémantiques et fonctionnelles.
Du point de vue socio-linguistique, cette mutation mettait en jeu les intérêts des groupes sociaux: ceux qui avaient une meilleure connaissance du français devant être dépossédés de leur avantage au profit de ceux qui pratiquaient bien l'arabe. Cette mutation devait s'accompagner d'une autre tension, entre les tenants du français, emblème de la modernité, et les tenants de l'arabe, crédités de traditionalisme.
D'un point de vue anthropologique, l'arabisation concernait la loi culturelle, à partir de laquelle devait se déterminer l'identité. A travers le choix de la langue, c'est la question de l'attitude par rapport à l'origine qui était posée. Quelle langue, quelle origine assumer? Celle de l'Islam par l'arabe coranique? Celle du terroir par les langues maternelles pour­tant diverses? Celle de la modernité et du changement, déjà introduite au Maghreb par le français?
Les sociétés comme les individus ne peuvent progresser qu'en assumant tout leur passé, en l'occurrence, en assumant l'ensemble des trois cultures incarnées par les langues de l'échiquier linguistique maghrébin: l'arabe coranique, la langue maternelle, le français. Assumer signifiait reconnaître leur présence comme composantes culturelles du passé. Mais la dynami­que de l'Etat moderne nécessitait que cette multiplicité fût dépassée, l'instrument privilégié en étant une langue nationale unifiée, réalisant en elle-même l'ensemble des composantes culturelles. L'arabisation devait à terme concrétiser cet objectif.
Le sens de l'arabisation
En tant qu'instauration d'une langue nationale, la politique d'arabisation comportait deux versants. La langue nationale devait opérer une double substitution: elle devait se substituer au français, pour prendre la place de la langue de l'aliénation culturelle et restaurer la personnalité nationale. Elle devait aussi se substituer aux dialectes, pour remplacer la multiplicité dialectale par une langue unique, à même d'assurer l'unité des citoyens autour de l'État.
De ces deux perspectives, seule la première fut explicitée, mais les réactions à la politique d'arabisation montrent que l'existence de la seconde fut bien perçue.
C’est à partir de la langue arabe classique que la nouvelle langue nationale devait s'élaborer. Seule succession revendiquée, l'arabe cora­nique devait permettre a l'État de se brancher sur cette source de légitima­tion radicale qu'est l'Islam. Par cette politique. l'Etat devait transférer sur lui-même la légitimité islamique et la convertir en légitimité nationale.
Mais l'opinion était aussi attachée à l’œuvre de modernisation dont elle avait bénéficié ou dont elle avait du moins pu soupçonner les avan­tages. Par ailleurs. pour des raisons évidentes, l'Etat indépendant ne pouvait ni ne voulait interrompre l'oeuvre de modernisation du pays: le faire eut été contradictoire avec sa nature propre d'Etat et l'eut privé de la reconnaissance résultant pour lui de son action.
C’est pourquoi l'arabisation se fit comme une conciliation ambiguë d'objectifs opposés: restaurer la personnalité islamique et assurer la trans­formation du pays, c'est-à-dire son ouverture à des cultures et des valeurs autres. Si la référence au premier objectif était bien assurée par la langue arabe en tant que telle (dans sa relation radicale à l'Islam), le second était concrétisé dans la fonction allouée à cette langue et l'utilisation spécifique qui en était faite, Au lieu d'être la langue de la prière et du rituel, la langue classique allait devenir celle de la gestion quotidienne de l'admini­stration, de l'enseignement. Ses contenus étaient destinés à être peu à peu modifiés, déviés, de façon, à être analogues à ceux que la langue française recelait. Pour cette raison, sous une apparence de retour à l'Islam et à la tradition, la langue de l'arabisation, sous l'égide de l'État, devait devenir un agent de modernisation. Tel était le sens profond, la logique interne de l'arabisation. Elle devait aboutir à faire converger sur l'Etat les lois antérieures: celle de l'islam religieux, celle de l'Occident modernisateur et celle du terroir ancestral.
Les politiques d'arabisation
Dans les trois pays du Maghreb. les politiques d'arabisation ont été mises en oeuvre, ayant toutes pour but de faire fonctionner en arabe ce qui était géré en français: enseignement. administration, vie publique et envi­ronnement. 1l ne sera pas repris ici le détail de ces politiques, qui a été exposé ailleurs (Grandguillaume 1983, 1990).
Les Etats, durant une période qui va jusqu'au début des années 80 vont pratiquer une politique de balancier entre deux pôles extrêmes:
- L'un qui consiste à dire que l'arabe est la langue de l'Islam, de l'authenticité, voire la langue maternelle: position tenue par les islamisants. réformistes ou intégristes, sans qu'aucun Etat n'adhère pleinement à ce point de vue.
- L'autre qui consiste à prôner l'efficacité avant tout, à nier cette fonction normative de toute langue pour tenter de n'y voir qu'un instru­ment indifférent en soi, l'essentiel étant de réaliser efficacement le progrès du pays dans tous les domaines. Position favorable à un bilinguisme arabe-français de fait, sinon officiel, mais révélant souvent chez ses tenants une profonde défiance vis-à-vis de la langue arabe et du traditionalisme de ses supporters.
L'oscillation permanente entre ces deux pôles a déterminé en chaque pays un cycle de l'arabisation, particulièrement visible dans les politiques d'enseignement. Quand la proportion du secteur arabisé y devient impor­tante surgit une 'crise': les responsables s'alarment de la 'baisse de niveau' (réelle ou supposée) funeste, disent-ils, à la qualité de l'enseignement: ce fut le cas en Tunisie en 1969, au Maroc en 1966, en Algérie en 1977.
Un exemple de cette hésitation sur l'objectif, qui reflète l'ambiguïté de la situation, est cette maxime: L'arabisation n'est pas l'islamisation'. Elle est prononcée en 1962 par le président Ahmed Ben Bella pour préciser que la politique d'arabisation n'a pas pour but l'islamisation du pays, affirmation destinée à rassurer les progressistes. La même expression fut utilisée au début des années 1980 par un ministre algérien des Affaires religieuses, pour dire que l'arabisation, pour satisfaire les milieux reli­gieux, devait prendre en charge l'islamisation: une déclaration à l'atten­tion des islamisants.
Un bilan de l'arabisation
Pour quiconque réfléchit en 1988 sur les conséquences de l'arabisation, plusieurs remarques s'imposent.
Un résultat positif a été obtenu. évident dans les trois pays. mais plus frappant en Algérie, qui s'en trouvait la plus éloignée: c'est la restauration de la langue arabe dans l'univers linguistique. L'effet valorisant de ce résultat pour l'opinion publique est manifeste, d'autant plus que langue et culture arabes avaient fait l'objet d'une profonde dévalorisation, trop souvent intériorisée par les populations. L'action entreprise, jointe au renouvellement des générations, a abouti à rendre à chaque Maghrébin, avec sa connaissance, une certaine fierté de sa langue et de sa culture.
Du point de vue de l'efficacité, la question est plus sujette à caution. Significative est la démarche de l'élite sociale dans son ensemble, qui tend à confier systématiquement ses enfants à un enseignement bilingue (euphé­misme pour dire: principalement en français ou en anglais) plutôt qu'à un enseignement purement arabe. La voie de la réussite sociale passe toujours par la langue étrangère, et encore plus la qualification supérieure, éventuellement acquise à l'étranger.
Langues maternelles, contexte national et légitimité
La fonction de référent culturel unifié attendue de l'arabe de l'arabisation (l'arabe dit moderne) n'a pu être assumée par cette langue jusqu'à présent. La question à poser maintenant est de savoir si cette fonction sera remplie et par quelle langue.
Le caractère normatif de l'arabe classique, dans la mesure où il exprime la loi de l'Islam, ne fait pas de doute au Maghreb. C'est sans doute l'impossibilité de s'affranchir de sa loi, d'en briser les tabous, qui conduit tant d'écrivains maghrébins à s'exprimer en français sur les sujets qui contreviennent à cette loi. Là est sans doute le ressort ultime de cette littérature maghrébine d'expression française si intéressante par ailleurs.
Le caractère normatif de la langue maternelle n'est pas à démontrer. Il est toutefois intéressant d'en constater les effets. L'un de ceux-ci est une sorte d'interdit qu'elle jette sur l'emploi d'une langue étrangère (mais non sur l'arabe coranique), comme si cet usage d'une langue autre consti­tuait un reniement de l'origine propre. La prononciation du français avec un fort accent par des locuteurs maghrébins utilisant cette langue est souvent un effet de cet interdit, et correspond à une sorte de tentative d'insérer le français à l'intérieur du dialecte d'origine (comme il est souvent fait pour les mots français empruntés). Dans le même sens, on peut souvent constater que des locuteurs maghrébins parlant le français sans accent avec des interlocuteurs français adoptent un accent maghréb­ins (r roulé par exemple) lorsqu'ils parlent avec leurs compatriotes ou se retrouvent dans leur pays d'origine. Il est d'ailleurs significatif que cet interdit exige seulement du locuteur qu'il exprime dans la langue ma­ternelle la forme globale de son discours, et ne fait pas obstacle à l'intro­duction de termes ou d'expressions étrangères. Le sens de l'interdit est de rester fidèle à son origine, solidaire de son milieu originel. Autre exemple de cet 'interdit maternel': au témoignage d'une psychanalyste marocaine, de jeunes femmes marocaines se trouvant en France y avaient 'oublié' leur parler marocain, puis de retour au Maroc y avaient 'oublié' le français, et ceci pendant quelques mois: comme si l'usage du français ne pouvait être vécu par elles que comme une transgression, une infidélité à langue maternelle.
Oralité et liberté
L'oralité, habituellement considérée comme une tare et une marque d'arriération par les puristes, présente en réalité de nombreux avantages. Le fait de ne pas être fixée par l'écriture ni soumise à un contrôle académique permet à la langue orale d'être toujours disponible pour le changement, d'être à même d'accueillir les mots nouveaux nécessaires, généralement en les assimilant, et de n'être ainsi jamais en retard sur son environnement sémantique. Tout en restant profondément insérée dans sa propre tradi­tion, elle a la souplesse nécessaire pour intégrer la modernité et demeurer dans le dynamisme de la vie. Cette caractéristique est particulièrement apparente dans les dialectes maghrébins, tant arabes que berbères, pour lesquels ne se pose jamais le problème, si courant pour l'arabe écrit, de termes nouveaux à créer.
L'oralité signifie en réalité que la langue évolue sous le seul contrôle du groupe qui la parle, et exclut le contrôle externe qui serait représenté par une académie ou une autorité quelconque qui prétendrait légiférer au nom du 'bien-dire'.
L'extension au national
Dans la période récente, les dialectes, autrefois fragmentés par région, ont subi une relative unification, du fait des media et d'un plus grand brassage des populations, du à la mobilité interne. Les dialectes propres aux capitales et aux villes centrales ont souvent étendu leur marque au-
delà de leur territoire propre. La constitution d'une conscience nationale a coïncidé avec une unification linguistique interne à chacun des trois pays du Maghreb. Ce phénomène tend à constituer la langue nationale à ce plan, et non pas à celui que visait la politique d'arabisation, impli­quant une diffusion orale de la langue arabe moderne.
La créativité
A la différence de l'arabe (classique ou moderne) et du français, les dialectes sont la véritable langue maternelle, celle dans laquelle tout individu a structuré sa personnalité, langue du désir et du rêve. Langue qui est la source de la créativité authentique. Ce qui est vrai pour les individus se révèle aussi dans la création collective, particulièrement dans le théâtre et la chanson. Citons, à titre d'exemple, le groupe de Nâs al­ Ghiwàn au Maroc, ou les chanteurs de 'raï' en Algérie: des groupes qui allient tradition et modernité, et dont l'éclosion rencontre dans la popula­tion un écho très profond, qui lui permet de vivre à un niveau collectif les sentiments et les passions que l'art officiel néglige ou réprime. Quel que soit le jugement qu'on porte sur leurs textes ou sur leur art, on ne peut que constater le foisonnement de vie que leur production met à jour.
Ainsi c'est à l'intérieur des langues maternelles (dites dialectes) au Maghreb que s'opère la profonde transformation culturelle, à partir des éléments que la tradition a toujours considérés comme légitimes (le terroir, l'Islam), et dans l'ouverture à la modernité que ces éléments autorisent. La progression peut dès lors se faire sans déracinement, parce que le présent reprend et assume l'ensemble des éléments du passé, loin de la censure islamique des clercs et de la contrainte rationaliste des tech­nocrates. C'est dans ce contexte de langue que s'élaborent et se transmet­tent les mots qui marquent la destinée de chaque individu.
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales-Paris
Références
Grandguillaume, G. ( I983), Arabisation et politique linguistique au Maghreb. Paris, Maisonneuve et Larose.
“ (1990). Language and Iegitimacy in the Maghreb. In Language, Policy and Political Development, B. Weinstein (ed.), 150-157, Norwood. New Jersey, Ablex.


Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
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