Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
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Ces mots qui permettent l'oubli
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Référence : Peuples Méditerranéens. Mythes et récits d’origine N°56-57, juillet-décembre 1991, p. 93-110

Le mythe travaille dans les sociétés comme le rêve dans l'individu. Comme lui, il dispose des éléments du passé, il les transmet, mais en même temps, il les aménage en fonction du présent. Quand l'origine est un traumatisme, ou une question qui n'a pu être réglée en son temps, le mythe, comme le rêve, ne cessent de la représenter, de la réaménager, jusqu'à ce que son inscription dans l'histoire soit possible, jusqu'à ce que, à partir de l'oubli-refoulement, son contenu puisse être nommé, puisse devenir mémoire.

Freud a bien montré, à travers toute son oeuvre, mais plus spécialement dans Totem et Tabou (1912) , et dans L'homme Moïse et la religion monothéiste (1939), l'existence et le fonctionnement du mythe d'Oedipe. Plus récemment, Monette Vacquin (1989) a analysé la naissance et le développement d'un mythe moderne, à travers l'histoire de Frankenstein. Dans la culture arabo-islamique, en dépit d'un matériel potentiel important, l'accent a peu été mis sur l'existence d'une mythologie et encore moins sur sa fonction : la prééminence de l'interprétation théologique, son insistance sur les notions de vérité et d'erreur, laissaient peu de place à l'interprétation ambivalente qui caractérise le mythe. Or il est raisonnable de penser que le mythe travaille dans cette culture comme il travaille dans les autres. C'est ce que je voudrais montrer à partir d'un exemple fourni par l'actualité de ces dernières années.

En effet, en 1988, l'opinion publique, spécialement dans les pays islamiques, s'est émue de la parution d'un ouvrage du romancier Salman Rushdie intitulé Les Versets Sataniques. Les provocations et irrévérences de l'auteur vis-à-vis du prophète de l'Islam sont une première explication de cet émoi. Pourtant, nombre de ceux qui condamnèrent le livre, y compris des intellectuels occidentaux, ne l'avaient pas lu au moment de leur prise de position ; c'était encore moins le cas des foules qui s'indignèrent de la parution d'un tel livre. Pour cette raison, bien que cela ait été peu évoqué, je pense que ce sont les mots du titre qui provoquèrent cet effet de détonateur. Un titre aussi provocant faisait brutalement surgir sous les feux de l'actualité mondiale une vieille affaire que toute une tradition s'était efforcée de faire oublier

Quel en était l'enjeu ? Pourquoi une émotion si vive ? Une première lecture de ces évènements conduit à penser que, dans un climat de tension politique, sociale et culturelle entre les pays de culture islamique et l'Occident, l'ouvrage de Rushdie est apparu comme une arme dangereuse et haineuse, mise entre les mains des ennemis des musulmans par l'un des leurs qui avait renié sa foi, mais connaissait bien de l'intérieur les points de vulnérabilité de cette culture. Cette lecture est sans doute vraie à son niveau. Encore faut-il se demander pourquoi l'Islam aujourd'hui se sentirait fragilisé par un épisode que sa tradition a su traiter, à savoir que l'influence passagère de Satan sur le prophète, si elle a réellement eu lieu, ne saurait mettre en cause la véracité de son message.

Mon hypothèse est que, si ce livre a provoqué de tels remous, c'est parce qu'il touche à un point sensible de la culture, autrefois et aujourd'hui, à quelque chose d'important qui fait problème encore aujourd'hui - et qui le fera peut-être toujours-. Délaissant dès lors le livre de Rushdie, je me suis attaché à comprendre , dans ce que les sources arabes disent à ce sujet, quel pouvait être l'enjeu caché de cette question, un enjeu suffisamment important pour se transmettre de génération en génération sous le signe de l'oubli, tout en ne cessant pas de "travailler" l'histoire, tant celle des individus que celle des sociétés. Comme si un élément "oublié" de l'origine avait brusquement fait court-circuit avec des éléments du présent.

Est-il utile de préciser que cette optique de réflexion n'est nullement théologique ? Il est à tout jamais impossible de savoir si cet épisode des versets sataniques a eu lieu réellement, ou non. La seule réalité est celle-ci : des textes arabes en parlent, des théologiens et écrivains de toute époque en ont transmis les mots, ils ont eu le souci de les transmettre alors même qu'ils les gênaient : cette considération seule suffirait à faire penser que ces mots sont porteurs d'un sens important pour la tradition culturelle de ces sociétés. Nous verrons qu'en réalité, ils représentent une richesse incommensurable pour le vécu profond de cette culture qui s'origine dans l'Islam.

Pour le montrer, je rappellerai brièvement les faits dont il est question. Puis je m'engagerai dans l'exposé des sources arabes, de ce long "effort pour effacer une trace" tout en la conservant. Je terminerai par l'inventaire de la fonction mythique en cet épisode.

1. Un rappel des faits

La question dite des "versets sataniques" est depuis longtemps traitée par les orientalistes qui ont écrit sur le prophète : c'est le cas notamment de Montgomery Watt (1958), de Gaudefroy- Demombynes (1957), de M. Rodinson (1961). Mais le thème en avait été depuis longtemps traité par les sources arabes que nous allons rapporter.

A titre de résumé de la question des versets sataniques, il est rapporté que le prophète Muhammad, dans la première étape de sa carrière, à la Mekke, se trouvant face à une forte opposition de son entourage, fut tenté de reconnaître les déesses de ses adversaires, soit par calcul politique (ce qui est généralement récusé), soit par ruse du diable (hypothèse admise), soit par inadvertance, soit par désir personnel (hypothèse qu'il faut bien envisager, mais qui est considérée comme inadmissible par les musulmans). Dans la récitation de la sourate dite de l'Etoile, il inclut deux versets disant que trois déesses étaient dignes d'estime. De ce fait, les mécréants se rallièrent à l'Islam, et la rumeur qui s'en répandit en Abyssinie provoqua le retour de certains émigrés. Mais ceux-ci, à leur retour, trouvèrent la situation changée. En effet, au bout d'un certain temps (d'une nuit à quelques mois, on ne sait) l'ange Gabriel, son inspirateur habituel, avait fait prendre à Muhammad conscience de son erreur, et celui-ci abrogea les versets en question, qui ne figurent donc pas dans le Coran. La conséquence en fut une recrudescence de l'hostilité des Mekkois, qui devait aboutir au départ (hégire) de Muhammad pour Médine.

Il ne peut évidemment exister aucune certitude dans ce genre de faits. Les seuls indices sont la constance des auteurs arabes à relater soit la totalité du récit, soit des bribes (comme la mention d'une adhésion des Mekkois à l'Islam suivie d'une rétractation, soit l'attestation d'un rapport entre cet épisode et l'émigration en Abyssinie d'une partie des premiers convertis (mais cette émigration est placée parfois après l'incident, soit plus souvent avant).

L'incidence théologique est plus importante, puisque les théologiens et les apologistes ont craint que cette influence de Satan , même temporaire, sur le texte de la révélation ne nuise à la crédibilité du Coran, et c'est dans cette perspective que la tradition s'est attachée à minimiser, voire à nier, l'incident : ce qui était aussi une façon de le transmettre.

2.Le contexte coranique

Deux passages du Coran sont habituellement mis en relation avec cette question : le premier est la sourate de l'Etoile, où se trouvaient les versets contestés, mais où il demeure une trace du fait de la mention des trois déesses ; le second est la sourate du Pèlerinage, où est mentionnée l'intervention d'Allah réparant l'erreur due à Satan.

La sourate An-Najm (L'Etoile) LIII, 19-25

Dans la traduction de Blachère (1957), le texte intégrant ces versets (en italique) est celui-ci :

"19 Avez-vous considéré al-Lât et al-'Ozza
2O et Manât, cette troisième autre ?
2O bis Ce sont les Sublimes Déesses
2O ter et leur intercession est certes souhaitée
2l Avez-vous le Mâle et, Lui, la Femelle !
22 Cela, alors, serait un partage inique !
24 L'Homme a-t-il ce qui désire ?
25 A Allah appartiennent la (Vie) Dernière et Première.
23 Ce ne sont que des noms dont vous les avez nommées, vous et vos pères. Allah ne fit descendre, avec elles, aucune probation (sultân) Vous ne suivez que votre conjecture et ce que désirent vos âmes alors que certes, à vos pères, est venue la Direction de leur Seigneur. " (Blachère, 1957:.561)
II. La sourate Al-Hajj (Le Pèlerinage), XXII, 51-52

C'est toujours dans le commentaire de ce passage qu' est rapporté l'épisode des versets sataniques, et jamais à sa vraie place (LIII,19-20) : passage qui est compris comme étant venu réparer le "faux pas" du Prophète :

"51. Avant toi, Nous n'avons envoyé nul Apôtre et nul Prophète, sans que le Démon jetât (l'impureté?) dans leur souhait, quand ils (le) formulaient. Allah abrogera donc ce que le Démon jette (d'impur ? en ton message), puis Allah confirmera Ses aya. Allah est omniscient et sage.

52 (Allah en a décidé ainsi) afin de faire, de ce que jette le Démon, une tentation pour ceux au cœur desquels est un mal et dont le cœur est dur - en vérité les Injustes sont certes dans une profonde divergence." (Blachère,1957: 364)

Une traduction plus littérale dirait :

"Nous n'avons envoyé avant toi ni apôtre ni prophète sans que, quand il désirait - ida tamannâ -, le diable n'ait interféré (jeté) dans son désir -umniyati-hi -

Ce qui signifie que, dans et par son désir, le prophète donne prise au diable, mais Allah sait l'en sauver et corriger ses erreurs. C'est l'interprétation de ce terme "umniya" qui a été au cœur de l'apologétique islamique.

3. Des mots qui se transmettent

Les premières sources connues de la vie du prophète sont multiples. La première biographie fut celle que rédigea Ibn Ishâq, autour de 767. Le texte en a été perdu, mais il fut largement repris par un second biographe, Ibn Hishâm (vers 834) : ce dernier disposait du texte de Ibn Ishâq, qu'il cite abondamment, tout en déclarant dans sa préface qu'il en a rejeté certaines données douteuses. Le texte de Ibn Ishâq a surtout été transmis par un autre auteur , Tabari (839-923). Par la suite, si les biographes du prophète ont été généralement réservés sur la transmission de l'épisode (tout en le mentionnant de façon allusive), les auteurs de commentaires du Coran, à l'occasion de la sourate du Pèlerinage (22, 51-52), ont généralement rapporté le récit des faits qui s'y rapportent, et ceci jusqu'à une date récente. Les récits ultérieurs sont généralement la reprise des versions rapportées par Tabari. C'est pourquoi je m'attacherai principalement à cet auteur, prenant ensuite quelques repères de cette transmission: Ibn Manzûr, l'auteur du célèbre dictionnaire Lisân al-Arab, Al-Râzî, Ibn Kathîr, auteur d'un commentaire du Coran et d'une biographie du prophète, Cheikh Abduh, l'un des rénovateurs de l'Islam à la fin du XIX° siècle, pour m'arrêter au cas de quelques contemporains.

Les versions de Tabari

TABARI est un chroniqueur qui est mort en 923. Il a écrit une longue histoire des origines (Histoire des prophètes et des rois, 15 vol.) et un Commentaire du Coran (17 vol.). Il est l'une des sources principales en ce qui concerne les origines de l'histoire islamique, en raison de l'ampleur de ses écrits et de sa fidélité à rapporter l'ensemble des traditions qui l'ont précédé et qui ne sont souvent connues que par lui. L’œuvre de Tabari fait l'objet d'une étude approfondie de Claude Gilliot (1990).

Son originalité est de rapporter les témoignages du passé comme tels, de sorte qu'on trouve dans ses textes des fragments d'œuvres plus anciennes, mais qui ont été perdues (notamment la première biographie du prophète, composée par Ibn Ishaq). C'est TABARI qui a rapporté l'essentiel des versions de l'évènement, qui ont été reprises par la suite par la majorité des commentateurs du Coran.

Je rapporte ici, traduites littéralement du texte arabe, les principales versions de Tabari, qui chacune apportent leur spécificité, et donnent un contour spécial à l'évènement.

1) Les Annales

La lettre de 'Urwah (p. ll8)

Situé dans le texte avant les relations proprement dites, ce document ancien parle d'une bonne réception du message de Muhammed par les siens (qawmu-h) jusqu'à ce qu'il fit mention des idoles (hatta dhakara tawâghîta-hum) : c'est à ce moment que de riches habitants de Tâif (quraishites) vinrent s'opposer violemment au prophète. A la suite de ces persécutions, celui-ci ordonna à certains de ses disciples d'émigrer en Abyssinie. Ce document suggère que l'émigration en Abyssinie aurait eu lieu à la suite de l'affaire des versets (si c'est de cela qu'il s'agit dans le texte), alors que toutes les autres relations la situent avant.

Mais c'est dans les page ll9l-ll95 du texte arabe que se trouvent les récits de l'affaire proprement dite

a) Première version (de Ibn Abbâs) :

"Des gens de Qoreish promirent au prophète de lui donner des biens, de sorte qu'il soit l'homme le plus riche de la Mekke, de lui faire épouser les femmes qu'il voudrait et d'assurer sa postérité. Ils lui dirent : "Tout cela sera à toi, Muhammed, de notre part, mais cesse d'insulter nos divinités et d'en dire du mal ; si tu ne le fais plus, nous te proposons une entreprise unique ,où il y aura intérêt pour toi et pour nous". (Le prophète) dit : "quelle est-elle?" ; ils dirent : "Tu adores un an nos divinités al-Lât et 'Uzza et nous adorons ta divinité un an".. Il leur dit: "Attendez que je voie ce qui me viendra de mon seigneur." Et vint la révélation de la "table gardée" : "Dis : "O! Infidèles ! je n'adorerai pas ce que vous adorerez. Vous n'êtes pas adorant ce que j'adore. Je ne suis pas adorant ce que vous avez adoré et vous n'êtes pas adorant ce que j'ai adoré. A vous, votre religion. A moi, ma religion." (Sourate 109, Al-Kafirun, ; trad. Blachère, p.669).

Et Allah fit descendre :

"Eh quoi! m'ordonnez-vous d'adorer un autre qu'Allah? ô Sans Loi!" Certes, à toi et à ceux qui furent avant toi, il a été dit par révélation :"Certes, si vous êtes associateurs, vos actes seront vains et vous serez parmi les Perdants. Tout au contraire, adore Allah et sois parmi les Reconnaissants!" (Sourate39, 64-66 ; Az-Zumar, Les Groupes ; trad. Blachère,p.495)

b) Seconde version : (rapportée de Ibn Ulaya et Ibn Ishâq) (p.ll9l)

Quatre Qoreishites cités (dont Walid ibn Mughayra) rencontrèrent Muhammad et lui dirent : "Adorons ce que tu adores et adore ce que nous adorons, et nous t'associerons entièrement à toute notre entreprise ; et si ce que tu apportes est meilleur que ce qui est dans nos mains, nous y aurons part et en prendrons notre chance; et si ce qui est dans nos mains est meilleur que ce qui est dans ta main, tu y auras part et en auras pris ta chance." Et Allah fit descendre : " O Infidèles (jusqu'à la fin de la sourate 109)"

Et l'envoyé de Dieu était attaché à l'intérêt des siens, voulant les rapprocher en trouvant un moyen. On mentionne qu'il souhaita (tamanna) un moyen de rapprochement.....(suit une chaîne de rapporteurs, dont Ibn Ishâq) : puis :

"Lorsque l'envoyé de Dieu vit que les gens se détournaient de lui, et qu'il lui fut pénible de constater qu'ils s'éloignaient de la révélation qu'il leur avait apportée de la part d'Allah, il souhaita (tamannâ) en lui-même que lui vienne d'Allah ce qui le rapprocherait des siens et il eut été heureux , à cause de son amour pour les siens et son attachement pour eux que quelque adoucissement fût apporté à ce qu'ils enduraient, à tel point qu'il s'en entretint lui-même et le souhaita (tamannâ-h) et le voulut, et Allah fit descendre :" Par l'étoile quand elle s'abîme!, votre contribule n'est pas égaré! Il n'erre point. Il ne parle pas par propre impulsion...(S.59, An-Najm, trad. Blachère p.560) ; et quand il arriva à cette parole : "Avez-vous considéré al-Lât et al-'Ozza et Manât, cette troisième autre ?", le diable mit sur sa langue ce dont il s'entretenait lui-même et qu'il souhaitait (yatamannâ) que fût révélé pour les siens : Ce sont les Sublimes Déesses et leur intercession est certes souhaitée." ("tilka al-gharânîq al-'ulâ wa inna shafâ'ata-hunna turtadhâ") Quand les Quraishites entendirent cela, ils se réjouirent et furent remplis de joie et d'étonnement de ce qu'il avait mentionné leurs divinités et ils tendirent l'oreille, tandis que les croyants approuvaient leur prophète pour ce qui leur était venu de leur seigneur, et ils ne l'accusaient ni de faute, ni d'illusion, ni de faux pas (glissement de langue, lapsus). Et lorsqu'il arriva à la prosternation et que la sourate fut terminée, il se prosterna, et les musulmans se prosternèrent comme leur prophète, en approbation de ce qu'il avait apporté et en allégeance à sa cause, et les mécréants de Qoraysh et autres qui étaient dans la mosquée se prosternèrent, ayant entendu mentionner leurs divinités et il ne resta personne dans la mosquée, croyant ou mécréant, qui ne se prosternât, à l'exception de Walid ibn Mughayra : car il était très âgé et il ne put se prosterner ; il prit donc de sa main une poignée de terre et se prosterna dessus. Ensuite les gens se dispersèrent et les Qorayshites sortirent de la mosquée, tout heureux qu'on ait fait mention de leurs divinités, disant "Muhammad a fort bien fait mention de nos divinités, il a déclaré dans ce qu'il récitait : " Ce sont les Sublimes Déesses et leur intercession est certes souhaitée."

La prosternation parvint à ceux des compagnons du prophète qui se trouvaient en Abyssinie, où on dit que Qoraysh avait adopté l'Islam et des hommes d'entre eux se levèrent pour partir et d'autres prirent leur temps.

Et Gabriel vint vers le prophète et lui dit : "Muhammed, qu'as-tu fait, tu as lu aux gens ce qui ne t'est pas venu d'Allah, et tu as dit ce qui ne t'a pas été dit!". Le prophète d'Allah fut alors profondément attristé et éprouva une forte crainte d'Allah. Et Allah lui fit descendre (lui révéla), alors qu'il était compatissant, le consolant et lui allégeant sa situation, et lui annonçant qu'il n'est pas venu avant lui de prophète ni d'envoyé qui ait souhaité (tamannâ) comme il a souhaité (tamannâ) ni qui ait voulu comme il a voulu sans que le Diable n'ait interféré (alqâ fî umniyati-hi) dans son souhait comme il a interféré sur sa bouche. Alors Allah abrogea ce qu'avait jeté le diable et confirma ses versets, càd : "Tu es comme certains prophètes et envoyés". Et Allah fit descendre : " Avant toi, Nous n'avons envoyé nul Apôtre et nul Prophète, sans que le Démon jetât (l'impureté ?) dans leur souhait, quand ils (le ) formulaient. Allah abrogera donc ce que le Démon jette (d'impur (?) en ton message), puis Allah confirmera ses Aya. Allah est omniscient et sage."(Sourate 22, 5l,Le Pèlerinage, Blachère p.364).

Ainsi Allah enleva la tristesse de son prophète et le rassura de ce qu'il craignait, et abrogea la mention de leurs divinités que le diable avait jetée sur sa langue : Ce sont les Sublimes Déesses et leur intercession est certes souhaitée " par cette parole : "Lorsqu'il mentionna " al-Lât et al-"Ozza et Manât la troisième autre. Avez-vous le Mâle et, Lui, la Femelle! Cela, alors, serait un partage inique. Ce ne sont que des noms dont vous les avez nommées, vous et vos pères." (Sourate 53, 20-23 ; trad. Blachère, p.56l) jusqu'à cette parole : " en faveur de qui Il voudra et Il agréera!" (53, 23; Blachère,p.56l-562), c'est-à-dire : comment pourrait être utile l'intercession de vos divinités auprès de Lui ? Et quand vint de la part d'Allah ce qu'il avait abrogé de ce que le diable avait jeté sur la langue de son prophète, Qoraysh dit : "Muhammed s'est repenti de ce qu'il avait dit de la place de vos divinités auprès d'Allah et il a changé cela et il a apporté autre chose".

Et voici les deux versions (paroles : harfân) que le diable avait jetées sur la langue de l'envoyé d'Allah ; elles tombèrent dans la bouche de tout associateur et leur méchanceté s'accrut, ainsi que leur violence à l'égard de ceux d'entre eux qui avaient embrassé l'Islam et suivi l'envoyé d'Allah.

Puis vinrent ceux des compagnons du prophète qui étaient revenus d'Abyssinie lorsqu'ils avaient appris que les gens de la Mecque avaient embrassé l'Islam, lorsqu'ils s'étaient prosterné avec le prophète. En s'approchant de la Mecque, ils apprirent que ce qu'on en avait dit était faux, et aucun d'entre eux n'entra dans la ville, sauf sous protection (jiwâr) ou en cachette.

c) Troisième version (p.ll95)

(D'après une liste rattachée à deux transmetteurs : eux deux dirent :)

"L'envoyé de Dieu s'assit dans l'un des cercles de Quraysh, où il y avait beaucoup de monde, et il souhaita (tamannâ ) ce jour-là que ne lui vienne pas d'Allah quelque chose (une révélation) qui les détournerait de lui , et Allah fit descendre : " Par l'étoile quand elle s'abîme!, votre contribule n'est pas égaré! Il n'erre point. "(S.53), et l'envoyé de Dieu la récita jusqu'à ce qu'il arriva à : "Avez-vous considéré al-Lât et al-'Ozza et Manât, cette troisième autre ?", le diable jeta ces deux paroles (kalimatayn) : " Ce sont les Sublimes Déesses et leur intercession est certes souhaitée."(tilka al-gharânîq al-'ulâ wa inna shafâ'atahunna la-turjâ). Il les prononça, ensuite il continua et il récita toute la sourate et il se prosterna à la fin de la sourate, et tous les gens se prosternèrent avec lui . Walid ibn al-Mughayra éleva de la terre à son front et se prosterna dessus, car il était très vieux et ne pouvait se prosterner Ils furent satisfaits de ce qu'il avait prononcé et dirent :"Nous savons qu'Allah fait vivre et mourir et que c'est lui qui crée et fait subsister, mais ces divinités intercèdent pour nous auprès de lui, et si tu leur fais une place (nasîb ), alors nous nous serons avec toi."

(Les deux transmetteurs) poursuivent : le soir, Gabriel vint et lui exposa la sourate et lorsqu'il arriva aux deux paroles que le diable lui avait "jetées", il lui dit : "Je ne t'ai pas apporté ces deux-là". Et l'envoyé d'Allah dit : "j'ai inventé (forgé : iftaraytu ) envers Allah, et je lui ai attribué ce qu'il n'a pas dit". Alors Allah lui révéla : "En vérité, (les Impies) ont certes failli tenter (de te détourner) de ce que Nous t'avons révélé, pour que tu forges quelque autre chose contre Nous" jusqu'à "Ensuite, tu n'aurais plus trouvé pour toi de secours contre Nous." (S.l7, v.73-75, Blachère p.3l3).

Et le prophète était toujours découragé, accablé, jusqu'à ce lui fut révélé : "Avant toi Nous n'avons envoyé nul Apôtre et nul Prophète..." jusqu'à "Allah est omniscient et sage." (S 22, 5l, Blachère p.364)

2) Le Commentaire du Coran de Tabari

Le passage du Commentaire (Tafsîr) qui concerne cette question est le verset 51 de la sourate 22 (Le Pèlerinage). Ce verset dit :

" Avant toi, Nous n'avons envoyé nul Apôtre et nul Prophète, sans que le Démon jetât (l'impureté ?) dans leur souhait, quand ils (le) formulaient . Allah abrogera donc ce que le Démon jette (d'impur ?) en ton message),puis Allah confirmera ses aya. Allah est omniscient et sage." (Blachère,p.364)

Pour commenter ce verset, Tabari raconte l'histoire des versets sataniques, et le rapporte donc à l'épisode de la sourate An-Najm, L'Etoile (53,l9-2O). L'épisode est rapporté en plusieurs versions :

Première version (p.l3l): texte à peu près identique à celui de la troisième version des Annales,p.ll95 - cf. supra.

Deuxième version (p.l3l-l32): texte très proche de la deuxième version des Annales (p.ll9l) – cf. supra.

Troisième version : p.l32 : version rapportée de Abû Aliyah :

"Les Qoréishites dirent au Messager de Dieu (Dieu le bénisse et le protège) : "Ceux que tu fréquentes ne sont que des esclaves de tel ou tel et les clients de tel ou tel. Si tu parles de nos divinités, nous te fréquenterons. Les nobles d'entre les Arabes viendront à toi et quand ils verront que ceux qui sont assis auprès de toi sont les nobles de ta tribu, ils auront plus d'estime pour toi." Il dit : et Satan intervint dans son désir et ce verset fut révélé : "Avez-vous considéré al-Lât et al-'Uzzâ, et Manât, l'autre, le troisième ?" et Satan mit sur sa langue :"Voici les cygnes exaltés, leur intercession est espérée, leur exemple n'est pas oublié (ou : ne doit pas être oublié)." tilka al-garânîq al-'ulâ wa shafâ'ata-hunna turjâ mathalu-hunna lâ yunsâ (ou mithla-hunna lâ yunsâ)

Alors, quand il leur eut récité, le Prophète (Dieu le bénisse et le protège) se prosterna et les Musulmans ainsi que les idolâtres se prosternèrent avec lui. Mais quand il sut ce que Satan avait placé sur sa langue, cela lui fut d'un grand poids. Et Dieu lui révéla : "Et Nous n'avons envoyé avant toi aucun messager ou prophète mais quand il en forma le désir, Satan glissa (quelque chose) dans ses paroles..." jusqu'aux mots : "...et Dieu est Celui qui connaît, le Sage."

Autres versions :

Les versions qui suivent n'apportent guère d'éléments nouveaux. Aucune ne reprend le troisième élément : "Que leur exemple ne soit pas oublié." Une version (p.133) présente les choses différemment : les Mekkois auraient entendu le prophète réciter ces paroles pour lui-même :

"Le prophète étant à la Mekke, il lui fut révélé au sujet des divinités des Arabes et il se mit à réciter Al-Lât et Al-Ozza et il ne cessait de le répéter et les gens de la Mekke entendirent le prophète de Dieu mentionner leurs divinités et ils s'en réjouirent et s'approchèrent et l'entendirent et le Diable jeta dans la récitation du prophète : " Tilka al-ghrarânîq al'ulâ min-hâ al-shafâ'a turtajâ..." (p.133)

A la fin de ses différentes versions, Tabari ajoute le commentaire suivant :

"Les spécialistes de l'interprétation ont divergé sur le sens de cette parole "tamannâ" (il a souhaité, désiré) à cet endroit et j'ai mentionné l'avis d'un groupe de ceux qui disent : "le "désir" du prophète...c'est ce qu'il s'est dit à lui-même de son désir (mahabba) de se rapprocher de sa tribu en mentionnant certaines de leurs divinités qu'ils aiment ; certains ont dit : cet amour consistait pour lui en certains cas à ne pas en dire de mal....." (XVII, 133)

"J'ai entendu al-Dahhak dire : "quand il désire", il veut dire par "tamannî" la lecture (à haute voix) et la récitation... (al-tilâwa wa-l -qirâ'a)"

C'est sur la voie de cette interprétation que va être dégagé le prophète de toute responsabilité dans son "erreur", par une interrogation sur le sens à donner au terme tamannâ (souhaiter, désirer) utilisé dans le Coran et fréquemment repris dans le commentaire. Ce terme pourrait concerner ce que le prophète s'est dit à lui-même de son désir de rapprochement avec les Qoreishites, mais l'interprétation qui apparait (et qui sera largement reprise par la tradition) consiste à en faire l'équivalent de qara'a ou de talâ au sens de réciter : cette interprétation a l'avantage de mettre le prophète à distance de l'intériorité du désir et ainsi, pour les apologistes, de sauvegarder la 'isma du prophète, notion comportant à la fois son impeccabilité et son infaillibilité.

4. L'effort pour effacer une trace

Très vite apparaît dans la tradition des commentateurs et des biographes du prophète le souci de le protéger de ce qui serait une "erreur" ,portant suspicion sur l'ensemble du Coran.

Le Lisân al-Arab d'Ibn Manzûr (XIII° siècle)

A travers le grand dictionnaire qu'il a composé à son époque, Ibn Manzur apporte le témoignage des opinions reçues à son époque. Depuis Tabari, l'exégèse du passage relatif aux versets sataniques s'était concentré sur l'interprétation du terme tamanna (qui exprime proprement le désir) en un sens dérivé : celui de "lire", "réciter". Ainsi est-il intéressant de constater que l'auteur du dictionnaire en a consacré le sens.

A la racine maniya -Lisan (11), tome 6, p.4284- , cet auteur, après avoir expliqué que ce terme a le sens courant de désirer, "vouloir une chose", évoque l'expression "tamannâ al-kitâb", désirer le livre, c'est "le réciter et l'écrire", et , se référant explicitement à la sourate 22,51, explique ce sens en disant que celui qui récite le Coran, s'il trouve un verset de miséricorde, il la désire, et s'il trouve un verset de châtiment, il désire en être protégé.

Fakhr-al-Dîn Al-Razi (mort en 1209)

Il est l'auteur d'un célèbre commentaire du Coran intitulé Mafâtih al-ghayb (Les clés du mystère). Dans le passage consacré au commentaire de la sourate 22, 52, s'interrogeant sur les causes de la révélation, il rappelle ce qui avait été dit par Tabari : l'opposition rencontrée par le prophète, le désir de ce dernier que ne lui soit rien révélé qui fût susceptible d'écarter les Mekkois. Il rapporte ainsi l'intégralité des versets sataniques selon leur version consacrée. Puis il mentionne la tristesse du prophète, et la révélation de 22,52 qui console le prophète. Puis il ajoute : "Ceci est la version de la majorité des commentateurs littéralistes "al-zâhirun" ). Quant aux gens de la vérité (ahl al-tahqîq), ils disent que ce récit est faux et fabriqué (al-riwâya bâtila mawdhû'a) (12)

Ibn Kathir (l300-1373)

Ibn Kathîr (1300-1373) est l'auteur d'un commentaire du Coran et d'une biographie (sîra ) du prophète.

Dans son commentaire de XXII,52, il rapporte les diverses versions connues de l'affaire. Puis pose la question : comment tout cela a-t-il pu advenir malgré l'infaillibilité ('isma') du prophète ?(p.381). Il cite plusieurs hypothèses, entre autres celle d'une illusion créée par le diable sur les auditeurs, sans que cette parole n'ait émané du prophète lui-même.

Mais le même auteur, dans sa biographie du prophète, dans la narration de l'émigration en Abyssinie, écrit :

"On a mentionné l'histoire des gharaniq ; nous avons préféré nous abstenir de la citer ici, de peur que n'en entendent parler des gens qui ne la mettront pas à sa (juste) place ; toutefois cette histoire se trouve dans le Sahîh (recueil de traditions)." (Al-Sîra al-nabawiya, II, p.56).

Pour l'auteur, la connaissance de cette tradition peut être préjudiciable à de simples croyants, et il préfère en réserver le récit complet à ces croyants éclairés que sont les lecteurs de commentaires du Coran.

Cheikh Mohammed Abduh (1849-1905)

Dans un texte d'un ouvrage intitulé Les problèmes du Coran sacré (15), le célèbre réformiste égyptien a abordé la question des versets sataniques. La revue al-Manar où fut publié le texte, comportait un un chapitre intitulé : Mas'alat al-gharânîq (la question des cygnes-déesses). (p.75-l00) L'auteur exposait ainsi , en une sorte de sommaire, sa façon d'aborder cette question :

"Introduction Le combat du vrai et du faux. Le fait que l'Islam élève la place des prophète et se prise de position sur leur "'isma" (impeccabilité). Les ravages causés par les amateurs de fables (riwâyât) et la corruption de la religion qu'ils entrainent. Les versions et leur divergence dans la questions des "déesses". L'opposition des (vrais) savants à leur égard. Le retour aux gens de vraie science pour mettre fin au désarroi (hîra). La mise en cause de la version de l'explication de "désir" (tamannî) par "récitation" (qirâ'a). Mettre en cause le récit des "gharânîq" comme fable ( ou version rapportée - réellement-). La mise en cause est source de savoir (dirâya). L'impeccabilité des prophètes. Les orientations qui indiquent la fausseté de la relation des "gharânîq". Commentaire des versets selon l'aspect qui convient au genre du Coran en conformité avec les croyances saines. Le contexte et les versets qui précèdent. Le premier commentaire : la comparaison entre ces versets et les versets de la sourate "Al 'Imraân" en ce qui concerne les versets clairs (muhkamât) et les versets obscurs (mutashâbihât) . Le second commentaire. Les désirs des prophètes. Ce que la sunna d'Allah en dit, d'eux et de leurs peuples. Troisième interprétation. La tentation (waswâs) du démon. Les termes relatifs à "gharnûq" et leurs sens. Absence de compatibilité de leurs sens avec la description de divinités. Désaveu de la transmission de cela d'après les Arabes. Trancher (en disant) que la relation ( hadîth) est une élaboration des non-Arabes (a'âjim). (p.75)

Après ce sommaire, l'auteur poursuit :

"La relation des déesses est devenu célèbre chez les conservateurs (attardés) parce qu'elle figure dans nombre de commentaires disponibles, et si elle était vraie, elle serait la- plus grand doute (shubha) contre la religion. Mais le pur traditionnaliste sans discernement ne se soucie pas des doutes et il accepte toute tradition, même si le partiel y désavoue l'essentiel. Et les entêtés s'obstinent à (poursuivre ) les buts des doutes et ils en font des instruments qui détruisent les fondements stables et désavouent les questions prouvées. C'est pour ces raisons que la critique s'est développée ces temps-ci contre la religion de l'Islam, de la part des prédicateurs chrétiens et de certains qui ont été envoûtés par les doutes du matérialisme. L'appui le plus fort de ces critiques est ce qu'ont dit certains commentateurs dans la question de Zayd et de Zayneb, et dans la question des "gharânîq" et une autre question (En note : il s'agit de ce qu'ont rapporté certains de l'ensorcellement du Prophète)." (p.75-76)

En dépit de son opposition violente, Muhammad Abduh rapporte l'épisode et la formule des versets : "Ce sont les déesses élevées, et leur intercession est souhaitée" ("Tilka al-gharânîq al-'ulâ, wa inna shafâ'ata-hunna la-turtajâ") (p.80). L'auteur critique la transmission de cet épisode par des ignorants, repousse la défense qu'ils avaient trouvée dans l'interprétation de "désir" par "récitation", et préfère nier totalement l'épisode. Il conclut :

"Si ce qu'ont dit les rapporteurs de l'histoire des gharânîq était vrai, la confiance dans la révélation s'envolerait, et s'écroulerait l'appui qu'on peut prendre sur elle..."(p.98-99). Il termine par ces mots : "On ne peut que penser que ce sont là des forgeries de non-Arabes et des fabrications de semeurs de doutes."(p.99).

Cet auteur considère que cet épisode est une fable, mais il en a pour ainsi dire assuré une transmission sur le mode de la négation. Ce ne sera pas le cas de ses successeurs, qui auront tendance à effacer toute trace

Quelques auteurs actuels

Dans l'abondante littérature actuelle, je n'ai retenu, à titre indicatif, que trois auteurs : l'un écrit sur la question du diable avant l'affaire Rushdie, les deux autres sont retenus parmi les nombreux ouvrages parus après cette affaire. Mon interrogation ici est uniquement de voir comment la transmission de ces mots est assurée ou non.

Le démon et les diables entre la science et la religion. (1986)

L'auteur, Riyadh al-Abdallah, (qui écrit avant l'affaire des versets sataniques) fait (p.140-141) un commentaire des versets 22,52-53 où est habituellement narré l'épisode des versets sataniques : or il n'en fait aucune mention. Il ne peut s'agir que d'une censure, car l'auteur -qui étudie la question du diable - a nécessairement lu quelque "tafsîr". L'effacement est complet. Le but de l'ouvrage est essentiellement de montrer que le diable n'est pas une question propre à la culture islamique.

"Calomnies sataniques et Salman Rushdie"

A la suite de la parution en 1988 de l'ouvrage de Salman Rushdie, l'auteur, Nabil Al-Saman, entreprend une réfutation des calomnies diffusées par l'ouvrage contre l'Islam. La question proprement dite des versets sataniques et de sa place dans la tradition islamique est abordée à plusieurs reprises. La question est située dans le cadre des attaques occidentales (et orientalistes) contre l'Islam.

". Les allégations selon lesquelles le prophète aurait ajouté de lui-même des expressions au Coran sacré... sont pure invention. (Rushdie) en a tiré les sources d'un évènement : le fait que païens et musulmans se sont prosternés ensemble au moment du retour des émigrés d'Abyssinie, un fait que quelques agitateurs ont enfoui dans les replis d'une histoire qu'ils ont fabriquée, et qu'on a appelée l'histoire des "sublimes déesses" (al-gharânîq al-'ulâ), une histoire sur laquelle s'est appuyée par la suite la troupe dévoyée des orientalistes, et des occidentalistes comme Salman Rushdie." (p.49)

L'auteur fait le récit de l'épisode tel qu'il est habituellement rapporté (p.52), mais pour lui dénier toute réalité : selon lui, les historiens racontent que les mécréants auraient inventé de toute pièce cette histoire pour faire croire au souverain d'Abyssinie que musulmans et infidèles s'étaient réconciliés à la Mekke (p. 52) et obtenir de lui le renvoi des musulmans réfugiés en Abyssinie.

Les versets sataniques entre la plume et l'épée (1989)

Les deux auteurs, Adel Darwish et Amâd Abd-el-Razzâq, à travers une analyse littéraire de l'ouvrage de Rushdie, tentent de démêler la réalité de la fiction, ce qui les amène à poser la question des versets sataniques. Ils en rapportent les diverses formulations (p.188), mais toute leur analyse est axée sur le fait que l'épisode ne s'est pas produit, c'est-à-dire, sur la question de la vérité ou non de l'épisode, dont j'ai dit précédemment qu'elle était une question insoluble.

De ces paroles dont on ne sait si elles furent réellement prononcées à l'origine, mais qui sont quand même rapportées à une situation et à des faits précis, notamment l'émigration en Abyssinie, la transmission fut toujours faite. Il semble que, dans les premiers siècles, elle l'ait été plus librement, au même titre que d'autres récits et légendes qualifiées de 'isra'iliyyât" (légendes de la tradition juive), dont la littérature arabe canonique fut par la suite expurgée. Mais cette transmission a toujours été assurée, fût-ce par ce degré minimal qu'est la négation, sauf peut-être à la période actuelle où il semble que ces mots tendent à être totalement effacés. Quel peut donc en être l'enjeu ?

5. Le travail d'un mythe dans l'histoire

Si nous nous plaçons hors de toute préoccupation théologique, en face de ces mots qui ont été peut-être prononcés, en tout cas écrits, lus et transmis, si, au bout d'une longue chaîne de transmission parfois "malgré elle" (sous le mode de la négation), nous voyons ces mots générer inquiétude et violence dans notre monde contemporain, n'est-il pas important de se demander quel en est le sens, de quelle signification ils peuvent être porteurs, en deçà et au-delà de leur acception courante ? Freud nous a depuis longtemps averti que les mots sont porteurs de multiples significations, et que les plus essentielles, les plus profondes, sont souvent cachées du fait de leur exposition dans le sens littéral ?

Du masculin et du féminin

Ce qui apparaît de prime abord à la lecture des versets, c'est que la question, qui est celle du monothéisme ou du polythéisme, est détournée par les mots du côté de l'opposition masculin-féminin. Il suffit de rappeler la succession des versets de la sourate de l'Etoile : (trad. Blachère,p.561)

19 Avez-vous considéré al-Lât et al-'Ozza
20 et Manât, cette troisième autre ?
20 bis Ce sont les Sublimes Déesses
20 ter et leur intercession est certes souhaitée
2l Avez-vous le Mâle et, Lui, la Femelle !
22 Cela, alors, serait un partage inique !
24 L'Homme a-t-il ce qui désire ?
Que les versets abrogés soient maintenus (comme ici en italiques) ou supprimés, l'accent est mis sur l'opposition du masculin et du féminin. Les termes arabes sont explicites : il s'agit de dhakar (mâle) et de 'unthâ (femelle). L'unicité divine est mise en opposition avec la différence des sexes, comme si elle était corrélative de la supériorité du masculin.

Par ailleurs le terme arabe qui est traduit par "intercession" - shafâ'a - dérive d'une racine qui signifie principalement "pair", opposé à "impair" et qui désignait notamment une chamelle pleine, ou une chamelle que suit son petit. L'idée de "paire" déjà évoquée par le masculin-féminin, est ici renvoyée à la paire que forment la mère et son petit.

Quant à ce personnage de la déesse, intermédiaire entre le dieu et la femme, je ne peux que renvoyer ici à l'analyse qu'en fait Nicole LORAUX (1991: 54) dans un autre contexte : analyse qui montre comment, derrière le personnage de la déesse une ou triple (les Parques), se profile dans l'horizon culturel le fantasme de la Déesse Mère.

Dans l'un de ses textes (1933: 102-103), Freud a analysé la signification de ces triades divines, pour en conclure :

On pourrait dire que ce sont les trois inévitables relations de l'homme à la femme qui sont ici représentées : voici la génératrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes sous lesquelles se présente, au cours de la vie, l'image même de la mère : la mère elle-même, l'amante que l'homme choisit à l'image de celle-ci, et, finalement, la Terre-Mère, qui le reprend à nouveau."

Si, dans les noms des trois déesses, le premier peut évoquer la mère, le second, l'amante, celui de la troisième, Manât, a un rapport évident à la mort.

Le désir et la mort

Dans le récit des versets sataniques, la question du désir tient une place centrale. C'est l'objet principal du passage (51-52) de la sourate de Pèlerinage, mais le terme est aussi présent dans la sourate de l'Etoile (v.24 : L'Homme a-t-il ce qu'il désire ?"). Nous avons vu également l'effort de l'interprétation exégétique pour vider ce terme de tamannâ de son sens de désir en ce qui concerne l'épisode et le transformer en celui de récitation, acte matériel permettant la distance entre le geste du prophète et sa volonté propre.

Dans le contexte, le désir est véritablement présenté comme le point faible, de Muhammed comme des autres prophètes, celui qui donne prise au diable. La racine arabe dont dérive le terme tamannâ : maniya signifie en premier lieu, selon le Lisân al-Arab (tome VI, page 4284), le "destin", auquel s'ajoute celui de "mort", "puisqu'elle est le destin". La racine connote aussi le sens de "sperme", et enfin, celui de "désir". J'ai signalé ci-dessus que le nom de la troisième déesse, Manât, est dérivé de cette même racine.

La mémoire et l'oubli

L'une des versions des versets rapportée par Tabari ajoutait à la formule habituelle un troisième vers : "que leur exemple ne soit pas oublié" (mathalu-hunnâ lâ yunsâ). L'oubli ici est en quelque sorte le parallèle de l'abrogation des versets. Il s'oppose à la mémoire, à la remémoration.

Or il se trouve que la racine arabe qui désigne le mâle (dhakar) a aussi le sens de "mémoire" (cf. 53, 22 ). Les termes arabes mettent en parallèle l'opposition mémoire-oubli et masculin-féminin. En effet, le terme qui désigne les femmes (nisâ') se trouve à l'intersection de deux racines dont l'une exprime l'oubli, et l'autre, le retard des règles, qui fait espérer une naissance (Grandguillaume, 1991:56).

Dans cette perspective, ce qui est oublié est ce dont on ne fait pas "mention" (dhakar), mais qui est reporté pour produire des effets -ailleurs, plus tard -. C'est aussi le cas de ce qui est abrogé, qui n'est pas effacé, mais placé ailleurs, comme le suggère le verset coranique : Un verset du Coran (2, 106) fait dire à Allah " Mâ nansakh min âyât aw nunsi-hâ " que Blachère traduit (p.43) : "Dès que nous abrogeons une âyâ (verset) ou la faisons oublier...". Certains commentateurs, au témoignage de l'auteur du Lisân al-Arab (tome VI, p.4403), en font une autre lecture : "Les versets que nous abrogeons, ou que nous reportons..."



Ainsi, c'est une réflexion extraordinaire sur la différence des sexes, sur sa signification, que nous apportent ces textes. Une différence des sexes dont le premier objet est de désigner l'autre : l'autre, ici, c'est la femme, c'est Satan, et à travers eux, le désir. Sur ces lignes plane l'ombre de la Déesse Mère : après les versets abrogés, le texte coranique a gardé les épithètes préférées d'Allah, ar-Rahmân, ar-Rahîm, que Chouraqui traduit "le Matriciant, le Matriciel". (Chouraqui, 1990:27)[1] Le sens que ce mythe, à travers ces mots, transmet dans notre monde d'aujourd'hui, au-delà même de ses références culturelles, c'est que tout être est double, mais que le statut de l'un de ses deux versants est de ne pas apparaître, d'être non-mentionné, oublié, reporté : féminin ?

Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Novembre 1991
(1)La racine raham désigne àproprement parler l'utérus. Les deux pithètes sont habituellement traduites : "Le Clément, le Miséricordieux"

Références bibliographiques

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Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Tel. 33.1.60 23 62 88
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