Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
Les médinas, lieux d’inscription de la culture musulmane : l’exemple de Nédroma
.
Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2012, p.428-432.

Dans le paysage urbain de l’Algérie, il est important de distinguer les villes qui existaient avant la colonisation (les « médinas », francisation de leur nom arabe madîna) de celles que le pouvoir colonial créa de toutes pièces, comme Sidi Bel Abbès. Nédroma, fondée au XI° siècle dans l’extrême ouest de l’Algérie d’aujourd’hui, fait ainsi partie de la grande famille des médinas caractéristiques du monde musulman, comme Tlemcen et Constantine en Algérie, Fès au Maroc ou Kairouan en Tunisie. Alors qu’au Maroc les villes européennes furent établies à côté des médinas pour préserver celles-ci, en Algérie, un tel souci n’exista pas et beaucoup de traces de ce passé précolonial ont été effacées. Ce ne fut pas le cas de Nédroma (32.500 habitants en 2008) qui, à part ses remparts, a conservé l’essentiel de sa structure jusque dans l’entre-deux-guerres et même au-delà, représentant encore aujourd’hui l’un des lieux de mémoire de l’Algérie.

Le modèle de la ville musulmane

La médina est, par rapport à son environnement tribal ou rural, un lieu d’excellence de l’islam, dont le modèle sophistiqué, au Maghreb, remonte aux premiers siècles de son expansion (VII°-X° siècles). Ses activités sont classiquement, selon l’expression de Jacques Berque, l’artisanat, le commerce et l’étude. Elle est aussi le lieu d’un pouvoir qui se légitime de l’allégeance des savants (oulémas).
Dès l’origine, le centre de la ville était la mosquée cathédrale (al-djâma’ al-kebir), où avait lieu la prière du vendredi et la prédication (khotba), pour la distinguer des mosquées de quartier ; son annexe était le hammam, nécessaire pour les purifications liées à la prière. Dans certains cas est adjointe une madrasa, lieu d’enseignement pour les étudiants. La mosquée était entourée du quartier commercial, le « souk » (sûq), avec ses différentes spécialités de métiers. Au-delà du souk, se tenaient les quartiers d’habitation eux-mêmes, structurés selon des liens familiaux voire ethniques. Ces quartiers présentaient une certaine privauté, dans la mesure où ils étaient articulés sur des impasses : aucun étranger au quartier n’était censé s’y rendre sans raison particulière. Souvent une mosquée locale permettait à ses habitants d’y faire la prière et de s’y réunir. La plupart de ces villes étaient entourées de remparts (sûr). Généralement s’y adjoignait une citadelle (qasbah) dont la position dominante devait assurer la protection de la ville et qui abritait la résidence du prince.
Ces villes étaient le lieu d’une activité économique intense. L’artisanat (du textile, du cuir, du bois, etc.) produisait des biens qui alimentaient le marché. Le commerce, autre activité importante, s’alimentait de biens produits localement et dans les campagnes environnantes ou importés d’autres régions. Lorsqu’elle est assez importante, la médina était aussi un lieu d’étude et d’enseignement des sciences religieuses, portant à un premier niveau sur le texte du Coran qu’il fallait retenir par cœur et à un niveau supérieur sur le commentaire (tafsîr), la grammaire (nahwu) et les sciences annexes ; les étudiants étaient originaires de la cité ou des régions voisines. D’autres caractéristiques culturelles marquaient la médina : la pratique de la musique y constituait une tradition ancienne, inspirée au Maghreb par la production andalouse ; souvent aussi la médina utilisait un parler citadin, différent de celui pratiqué par son environnement rural - c’était le cas à Tlemcen et à Nédroma dans l’Oranie.
Sans être l’égale des grandes métropoles telles que Fès, Meknès, Tunis, Kairouan, Constantine ou Tlemcen, sa proche « rivale », Nédroma faisait partie de la famille en ce qu’elle en présentait les caractéristiques. La grande mosquée existait dès le XI° siècle, puisqu’un fragment de la chaire (minbar) découvert en 1900 est daté approximativement de 1090. Le minaret actuel fut construit en 1348 (749 de l’hégire), comme l’indique l’inscription arabe qui peut être lue à l’intérieur de la mosquée. Le hammam (el-hammâm el-bâli) qui jouxte la grande mosquée témoigne par son nom de son ancienneté. Sur la grande place (Tarbi’a) donnait aussi le tribunal traditionnel (mahakma). La division en quatre quartiers : Beni-Affâne, Beni-Zid, Kherba et Souq fut longtemps l’articulation urbaine essentielle. Citons aussi les remparts dont quelques vestiges subsistent, notamment à Sidi-Abderrahmane, ainsi que la Casbah dont la porte domine toujours la ville.

La médina dans la colonisation

Dans l’Algérie coloniale, les médinas ont jouré un rôle important dans la protection d’une identité algérienne. Témoins d’une civilisation musulmane par leur architecture, leurs mosquées et leur langage, elles offraient un point de référence concrète et symbolique à une population réduite à l’indigénat. Le système colonial, ayant bien compris que l’islam était au cœur de cette stgructure, ne fit rien pour la préserver, à la différence de la politique suivie par Lyautey au Maroc.
Le cas de Nédroma en fournit un exemple éclairant sous divers aspects. La colonisation n’a pas modifié le cadre général de la cité : aucun colon européen ne s’y installa, la ville resserrée entre ses remparts demeura telle qu’elle avait été dans le passé jusque vers 1940, avec la même population – seule une partie de ses remparts fut démantelée pour faire paser une route. La mosquée centrale historique, les mosquées de quartiers, les lieux de réunion des confréries ont donc continué à fournir à la population un cadre solide pour la pratique religieuse et pour la cohésion sociale. L’importa nce des confréries et leur conservatisme s’y manifestèrent en plusieurs occasions, notamment face à la tentative moderniste de M’hamed Rahal dans les années 1920 ou face à l’action engagée en 1945 avec l’ouverture d’une médersa réformiste sous l’impulsion du cheikh Bachir El-Ibrahimi.
La médina s’ouvrit toutefois à la culture française (école franco-arabe, école de filles). Les enfants suivaient les cours de l’école communale et allaient apprendre le Coran avant et après ses horaires. Ce type d’enseignement forma des cadres bilingues, qui trouvèrent plus tard des emplois en Algérie et au Maroc, dans l’administration et l’enseignement. L’enracinement dans une culture musulmane algérienne a donc plutôt favorisé l’ouverture à la culture européenne et permis d’affronter celle-ci avec l’assurance que confère la conscience d’avoir conservé ses racines. Cette double ouverture de la médina a ainsi produit de nombreuses personnalités remarquables, comme le délégué financier M’hamed Ben Rahal ou Mohamed Nekkach (1856-1942), le premier médecin algérien.
A Nédroma, cet équilibre lié à une certaine autonomie de la médina fut mis en cause lors de la guerre de libération, quand une grande partie de l’élite citadine trouva refuge au Maroc ; sous la pression des combats dans les campagnes, la population rurale de environs vint alors s’installer en ville. A la fin de la guerre, la population qui avait émigré au Maroc ne revint pas s’installer dans la médina, mais occupa en ville les emplois laissés vacants par le départ de la population européenne. Un équilibre séculaire ville-campagne fut ainsi rompu sous la double pression démographique et économique. A partir de 1965, la vielle médina, qui pouvait être un lieu de mémoire, s’est vue englobée dans une grande ville neuve.
L’Algérie indépendante n’a pas su tirer profit de ce modèle de la médina, ni pour en conserver des lieux de mémoire - comme l’atteste le délabrement de la Casbah d’Alger -, ni pour réaliser une synthèse entre traditionalisme et modernité, dans la langue, la culture et la religion. Cependant, même dépassée comme structure, la médina demeure pour l’Algérie un repère identitaire toujours disponible.

Pour en savoir plus

Jacques BERQUE, « Médinas, villeneuves et bidonvilles », Cahiers de Tunisie, n° 21-22, 1958, p.5-42.
Gilbert GRANDGUILLAUME, Nédroma, l’évolution d’une médina, Brill, Leiden, 1976.
Djilali SARI, Les villes précoloniales de l’Algérie occidentale. Nédroma, Mazouna, Kalâa, SNED, Alger, 1960.



Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Tel. 33.1.60 23 62 88
Mail : gilbertgrandguillaume@yahoo.fr